1760 Procédures judiciaires


Le suicidé embaumé des Iles de Lérins, ou
comment contraindre le cadavre d’un prévenu
à assister à son propre jugement
1760 se caractérise par une intense activité militaire en France. En pleine guerre de sept ans1, elle subit une misère sans précédent. Avec l’usure du pouvoir, l’heure du Bien-aimé semble avoir sonnée.
C’est dans ce contexte que dans la nuit du 14 au 15 février 1760, un individu enfonce le grillage d’une fenêtre et s’introduit dans le logement de Charles Tacq, tailleur, domicilié au fort des Iles Sainte-Marguerite. Celui-ci chargé des bois et lumières du corps de garde se fait dérober une somme de 51 livres, 14 sols.
Après ses plaintes, les soupçons se portent très rapidement sur Honoré Layet, natif de Grasse, soldat du bataillon d’Antibes, milice garde côtes, compagnie de Calvy, détaché au fort. Déjà noté, pour être passé deux fois par les verges pour crime de vol, le commandant des Iles le fait arrêter et emprisonner.
S’agissant d’un crime commis par un soldat contre un particulier, l’accusé récidiviste mérite toute la sévérité de la justice. Monseigneur le maréchal, duc de Belle-Ile, ministre de la guerre, sait qu’il se commet dans cette place, depuis quelque temps, différents vols. Les ordonnances et l’ordre exprès reçus par le commandant des Iles exigent de découvrir les auteurs, complices et fauteurs. Dans le cas présent, la somme volée est moins importante, mais le jugement de l’affaire servira d’exemple à la troupe cantonnée aux Iles.
Les autorités militaires en informent le procureur du Roi, et engagent ainsi le processus judiciaire.
Le sieur Pierre Muraire, procureur du Roi, expose à Louis Lombard de Gourdon, lieutenant général criminel, les événements qui ont conduit à l’arrestation du prévenu, et le requiert d’accéder aux Iles Sainte-Marguerite afin d’y informer sur le vol nocturne avec effraction. Suite à ses infirmités, le sieur de Gourdon renvoie sur Honoré de Carpillet, lieutenant particulier criminel, le suivi de la procédure. Prenant l’affaire en main, ce dernier accède le 16 février à la réquisition du sieur Muraire. Le déplacement initialement prévu aux Iles Sainte-Marguerite pour le lendemain 17, est retardé suite à indisposition du procureur. La délégation constituée de Honoré de Carpillet, lieutenant criminel, Maître Muraire, procureur du Roy, Maître Joseph Peillon, greffier, et Antoine Barquin, huissier, n’arrive à Cannes que dans l’après midi du 17 vers les trois heures. Ces derniers prennent leur logement chez Pierre Darluc, hôte du Grand Logis.
Le lendemain 18, ils s’embarquent pour se rendre aux Iles. A leur arrivée, ils sont priés de la part du commandant Latil, de prendre logement chez lui, où ils apprennent que le soldat Layet contre lequel ils doivent procéder, s’est pendu dans le cachot, où il était détenu prisonnier.
Cet événement oblige le procureur du Roi de requérir du lieutenant criminel l’accès au cachot où se trouve le cadavre, et de commettre un chirurgien pour dresser le procès-verbal de l’état du corps. Il stipule que le rapport sera rédigé en présence de l’officier major, notera les marques qui pourront être décelées, et conclura à la nature de la mort
Honoré de Carpillet accède à la réquisition du procureur du Roi, commet Louis Bezian, chirurgien major de la place, pour dresser le rapport de l’état du cadavre, et ordonne que le sieur Philibert François Bellecouche de la Braconière, officier invalide faisant la fonction d’aide major de la place, sera appelé pour assister au procès-verbal.
Le 18 février, sur les 10 heures du matin, en compagnie de Maître Muraire, de Philibert François Bellecouche de la Braconnière, de Louis Bezian, de Maître Joseph Peillon, et d’Antoine Barquin, le lieutenant criminel accède dans le cachot la Charbonnière, qui leur est ouvert par le sergent de garde. Ils y trouvent un cadavre étendu par terre, la face tournée en haut, ayant une veste et culotte bleue de l’uniforme de la milice garde côtes d’Antibes, et les jambes nues. Ils remarquent que le cadavre a, autour de son cou, un cordon fait avec le ruban noir qui sert ordinairement aux soldats pour faire leur queue, artistement entortillé, et double pour le rendre plus solide. Après avoir fait enlever le cordon du col du cadavre, ils remarquent que le cou est considérablement marqué, à cause du cordon fort enfoncé dans la chair. Auprès du cadavre, ils trouvent une partie d’un mouchoir à moucher d’indienne à fond blanc et fleurs bleues, et une jarretière de cuir avec sa boucle. Le cadavre a sa face fort livide et enflée. Ils remarquent aussi que l’autre partie du mouchoir se trouve attaché à l’un des barreaux de fer de la petite fenêtre qui donne du jour au cachot. Cette fenêtre et gril se trouvent à l’élévation de 6 pieds et demi du plan du cachot.
Le lieutenant particulier criminel, sur la réquisition verbalement faite par le procureur du Roy, fait apposer par le greffier sur le front du cadavre, le sceau aux armes du Roy avec de la cire d’Espagne rouge ; puis il donne serment à Louis Bezian, chirurgien major, pour dresser rapport de l’état du cadavre.
Le chirurgien, après avoir mûrement examiné le cadavre, confirment toutes les observations faites précédemment, et il reconnaît par la morve et bave qui sortent de son nez et de sa bouche, et par la couleur livide de toute la face, et des bras, et des jambes, qu’il s’est étranglé. Louis Bezian rédige son rapport, y note tous les détails relevés, le certifie véritable, et le signe.
Le procureur du Roi conclue, qu’il résulte du rapport du chirurgien, que le soldat Layet s’est défait lui-même, en se pendant, et que conformément aux ordonnances, le procès doit être fait au cadavre, il requiert qu’il soit informé contre ce suicide2, qu’un délai lui soit donné pour entendre les témoins, qu’il soit nommé d’office un curateur au cadavre, et que l’officier major qui a assisté au procès-verbal soit assigné pour assister à l’instruction de toute la procédure.
Approuvant la réquisition du procureur, le lieutenant criminel ordonne qu’il sera informé contre le cadavre, sur le contenu de la plainte et sur les faits mentionnés. Les témoins seront entendus et l’officier major qui a assisté au procès-verbal, sera assigné pour assister à l’instruction de toute la procédure jusque à sentence définitive, exclusivement si bon lui semble, en conformité de l’ordonnance, et il nomme d’office pour curateur au cadavre, André Maurel, dit le Bar, sergent du bataillon milice garde côtes d’Antibes, compagnie de Cavallier, en détachement en cette place, lequel sera assigné aujourd’hui par-devant lui, pour accepter la charge, et prêter serment de bien et fidèlement défendre le cadavre.
Dans la maison du sieur François Roubaud, major de cette place, en absence d’auditoire de justice, et par-devant le lieutenant criminel, comparaît André Maurel. Ce dernier, après avoir accepté la charge de curateur, prête le serment de bien et fidèlement défendre le cadavre, de quoi Honoré de Carpillet lui en concède acte. Une assignation à comparaître, pour après demain 20 février, lui est remise par Barquin, huissier.
De même, l’officier major est assigné pour assister à l’information et à l’instruction de toute la procédure qui doit être prise contre le cadavre du soldat Layet, querellé en suicide, lui déclarant qu’à faute de comparaître, il sera procédé contre le cadavre, en conformité de l’ordonnance. Tout de suite après, sont assignés comme témoins, messire Maurel, curé aumônier du fort, Jean Crépin Laure, dit la Vigne, Charles Bergevin, dit Beaupré, Romanus Latil, dit Bavière, Joseph Gaignard, dit la Jeunesse, et Jean Baptiste Boucanier, soldats en garnison en cette place des Iles, à comparaître le lendemain 19, à huit heures du matin dans la maison du sieur major, et par-devant Monsieur le lieutenant criminel, pour déposer vérité moyennant serment sur ce qu’ils seront interrogés.
Barquin, huissier, remet personnellement à chacun des témoins une copie de la convocation, excepté à Romanus Latil, dit Bavière, pour lequel Jean Crépin Laure, dit la Vigne, l’informe qu’il est parti de cette place sur ordre du commandant, et qu’il ne sait pas où il est allé, ni quand il reviendra.
Le lendemain 19, Honoré de Carpillet procède à l’audition des témoins.
Comparaissent successivement Jean Crépin Laure, Charles Bergevin, Jean Joseph Gaignard, Jean Baptiste Boucanier et messire Pierre Maurel. Chacun des témoins décline son identité et sa qualité, prête serment et exhibe sa copie d’assignation.
A partir de la déposition du sergent de garde, et complétée par celles des autres soldats et du curé, on peut retracer la succession des événements :
Le 16 février, se trouvant de garde, il fut, suivant les ordres du commandant, environ sur les 6 heures du matin avec 4 fusiliers dans le cachot la Charbonnière, où était détenu prisonnier Honoré Layet, dit Saint-Gabriel, soldat du bataillon de milice garde côtes d’Antibes, compagnie de Calvy, en détachement dans cette place, pour voir s’il y était en bonne santé, et il le trouva fort tranquille, se plaignant seulement d’un grand froid et de ce qu’on voulait le faire mourir sous les verges. Le sergent l’encouragea et lui dit de prendre patience, et que cela ne serait pas. Il visita le cachot pour voir si le prévenu n’avait pas fait quelque brèche pour s’évader, et comme il trouva tout en bon ordre, il sortit du cachot avec les fusiliers, après lui avoir dit qu’il reviendrait bientôt avec le curé, s’il était en état de venir. Sur les 7 heures du matin, le sergent alla prier le curé de bien vouloir visiter Layet qui voulait lui parler. Occupé à dire son office, celui-ci lui répondit qu’il s’y rendrait après avoir terminé ; et environ sur les 9 heures du matin, étant descendu de chez lui, il alla au corps de garde avertir qu’il était prêt. Le sergent, accompagné de ses 4 fusiliers et du curé se rendirent dans le cachot. Le prêtre y entra le premier, et ayant trouvé Layet devant la petite ouverture qui donne du jour à la cellule, il l’appela plusieurs fois par son nom, le croyant debout, mais voyant qu’il ne répondait pas, il leva les yeux vers la fenêtre, et s’étant habitué à la semi obscurité, il s’aperçut que Layet s’était pendu à un barreau de fer. Le sieur curé se mit à crier tout de suite : « Le misérable, le malheureux s’est défait, voyez le ! ». Lui ayant tâté les mains et les jambes qui étaient nues, et les ayant trouvées encore un peu chaudes, il ordonna tout de suite à un des fusiliers de couper promptement la corde qu’il avait au col, croyant pouvoir lui apporter encore quelques secours, mais le cadavre étant tombé par terre, il le trouva froid, sans vie et sans mouvement et sans aucune respiration. Le sergent remarqua qu’il s’était pendu avec le ruban noir dont il se servait pour faire la queue à ses cheveux, qu’il avait bien entortillé, et qu’il s’était encore servi pour se défaire, de son mouchoir dans lequel il avait mis des pierres pour empêcher que le nœud ne glissât, et qu’il avait renforcé avec une jarretière de cuir de ses guêtres. Ne pouvant plus rien faire, ils sortirent tous du cachot après avoir refermé la porte, et le sergent alla rendre compte de ce funeste événement aux commandant et major de la place.
Le recueil des témoignages rédigé est remis au procureur du Roi. Celui-ci note au bas de l’information ses commentaires et requiert que le cadavre du soldat Layet soit gardé pour subir le jugement qui interviendra, et qu’à cet effet l’unique chirurgien de la place embaumera et salera le cadavre. Faisant droit à sa réquisition, le lieutenant criminel en ordonne l’exécution. Barquin, huissier, rédige l’exploit qui est remis au chirurgien en main propre, et à son domicile.
Le lendemain 20, le procureur du Roi procède à l’interrogatoire du curateur du cadavre.
Le 21, il fait sa sentence d’extraordinaire sur la réquisition du procureur du Roi, et il procède, le même jour et le lendemain 22, au procès extraordinaire.
Le lendemain, 23, la délégation se ré-embarque des dites Iles pour se rendre à Cannes, où elle prend le même logement chez Darluc, et le 24, elle part de Cannes, pour rejoindre Grasse, où étant arrivée, sur les 2 heures après midi, Honoré Carpillet dresse le verbal de descente aux Iles, déclarant avoir vaqué 8 jours, y compris le voyage, séjour et retour.
Le 26 février, le procureur du Roi rend ses conclusions définitives. Le 28, à l’issue de la publication des derniers interrogatoires, André Maurel, curateur du cadavre est assigné pour comparaître le lendemain, premier, debout et derrière le bureau.
Il est interrogé, successivement, sur la connaissance des faits reprochés au soldat Layet, sur son arrestation et emprisonnement, puis sur la façon dont est mort le prévenu. Les témoignages du curateur, qui confirment les diverses dépositions, s’appuient essentiellement sur la rumeur publique. Ils nous apparaissent, aujourd’hui bien surprenants et déconcertants. « … le contenu au dit interrogat contient vérité pour l’avoir ouy dire, de même par bruit public dans le dit fort … il a ouy dire publiquement et aussi par le curé et par le sergent de garde, qu’ils avaient trouvé Layet pendu et mort dans le cachot à un barreau de fer de la fenêtre, et qu’il s’était servi pour se pendre d’un ruban, d’une jarretière, et d’un mouchoir. »
Le verbal d’opinion est alors rédigé, et le jour même, premier mars 1760, dans le palais royal à Grasse et avant midi, après un rappel succinct des faits et l’énumération des différentes étapes de la procédure et des pièces du dossier, la sentence est rendue. Quinze jours, seulement, auront suffit aux magistrats pour traiter cette affaire.
Nous, lieutenant général criminel en avis, avons déclaré le dit défunt Honoré Layet, dûment atteint et convaincu de s’être défait et homicidé lui-même, s’étant pendu ; pour réparation de quoi, avons ordonné que sa mémoire demeurera condamnée, atteinte, et supprimée à perpétuité, et sera son cadavre attaché par l’exécuteur de la haute justice, au derrière d’une charrette, et traîné sur une claie, la tête en bas, et la face contre terre par les rues du fort des Iles Sainte-Marguerite, jusqu’à la place d’armes, où il sera pendu par les pieds à une potence, qui à cet effet sera dressée ; et après qu’il y aura demeuré 24 heures, jeté à la voirie, le condamnant à 30 livres d’amande envers le Roy.
Attendu le cas dont il s’agit, la grâce de la procédure est requise par le procureur du Roi. La demande en sera formulée à la cour immédiatement pour y être statuée et la décision exécutée. L’absence de document ne nous permet pas d’en connaître le résultat.
Les personnages de l’appareil judiciaire de la Sénéchaussée de Grasse
Louis Lombard de Gourdon, lieutenant général criminel
Honoré de Carpillet, lieutenant particulier criminel
Pierre Muraire, procureur du Roi
François de Fanton d’Andon, lieutenant particulier civil
Jean Baptiste Tardivy de Thorenc, conseiller du Roi
Antoine Barquin, huissier
Joseph Peillon, greffier
Daver, huissier
Les personnages du fort des Iles Sainte-Marguerite
Latil, commandant du fort
François Roubaud, major
Philibert François Bellecouche de la Braconnière, officier invalide faisant la fonction d’aide major
Louis Bezian, chirurgien major
André Maurel, dit le Bar, sergent du bataillon milice garde côtes d’Antibes, compagnie de Cavallier, 25 ans
Pierre Maurel, curé aumônier du fort, 70 ans, natif de Cipières
Jean Crépin Laure, dit la Vigne, sergent invalide de la compagnie de Jonquet, 59 ans, natif de Brienne le Château en Champagne
Charles Bergevin, dit Beaupré, soldat invalide de la compagnie de Verneuil, 63 ans, natif de Chinon en Poitou
Romanus Latil, dit Bavière, soldat
Joseph Gaignard, dit la Jeunesse, soldat du bataillon milice garde côtes d’Antibes, compagnie de Funel, 23 ans, natif de Saint Cézaire
Jean Baptiste Boucanier, soldat du bataillon milice garde côtes d’Antibes, compagnie de Calvy, 18 ans, natif de Grasse
Honoré Layet, dit Saint-Gabriel, soldat du bataillon milice garde côtes d’Antibes, compagnie de Calvy, prévenu, natif de Grasse
Charles Tacq, tailleur, chargé des bois et lumières du corps de garde, victime du vol